La Fin d'un monde, par IVAN RIOUFOL

Publié le par Francine Girond Ferry

            Jamais une année n’aura été aussi imprévisible dans son déroulé que 2011. Et jamais une élection présidentielle n’aura été aussi incertaine que celle de mai 2012, tant le moindre projet électoral et le moindre volontarisme politique courent le risque d’être démentis, dès le lendemain, par l’entêtement des faits. Ceux-là font s’effondrer toutes les doctrines qui prétendaient contourner les réalités et ignorer l’élémentaire et rationnel bon sens. François Hollande, pour le PS, en a fait l’expérience en se voyant contraint à un tête-à-queue idéologique lui faisant abandonner les habituelles références au citoyen au monde et à l’universalisme, au profit d’un recentrage vantant le roman national et le patriotisme économique, sur fond de vieille dialectique anti-riches. Mais le temps qui vient est peu propice aux vendeurs de rêves et à leur bagout : ils ont déjà trop déçu les électeurs. Une chose est sûre : l’antisarkozysme, cet unique programme commun que la gauche et ses médias ont scrupuleusement mis en œuvre tout au long de ce quinquennat qui s’achève, ne suffira pas à faire la victoire socialiste, en dépit de la logique de l’alternance et de l’irritation que le chef de l’Etat suscite.

Tout peut arriver, à commencer par le plus improbable à partir du moment où les « anti-système », qui forment désormais une partie importante de la société civile en rupture avec la démocratie représentative, deviennent la nouvelle majorité silencieuse. Il suffit de se mettre à l’écoute de l’Internet et des réseaux sociaux pour mesurer l’exaspération du peuple perdu, citoyens oubliés et invisibles aux yeux de ceux qui ont pourtant pour mission de les représenter et d’être leurs porte-voix. Dans une sorte de « coup d’état permanent », les faits et leurs implacables logiques ont comme décidé de se venger de décennies de discours politiques hors-sol et de constructions intellectuelles imperméables à la simple raison. Les incantations et les slogans sont les premières victimes de ce monde factice, protégé par une « pensée » médiatique qui s’est paresseusement mise au service du discours dominant. C’est ce monde rêvé devenu cauchemar qui prend fin sous nos yeux, dans un emballement que maîtrisent mal les dirigeants les plus aguerris. Dans cette épreuve hors du commun qui exige de constants virements de bord, Nicolas Sarkozy reste probablement parmi les dirigeants plus expérimentés.

Comme un symbole, cette période chaotique et prérévolutionnaire, reliquat des trente calamiteuses dont hérite le président sortant, se clôt d’ailleurs par la condamnation en correctionnelle d’un ex-président de la République, Jacques Chirac, à deux ans de prison avec sursis pour abus de confiance, détournement de fonds publics, prise illégale d’intérêt. Au-delà du cas Chirac, c’est la crise de confiance vis-à-vis des dirigeants, de leurs moralités et de leurs compétences, qui se trouve ainsi spectaculairement mise en scène devant la justice elle-même. Les révélations judiciaires sur les turpitudes de Dominique Strauss-Kahn, qui fut un temps le favori des sondages et des médias pour l’Elysée, ont pour leur part levé un coin du voile sur l’omerta médiatique mise au service du candidat socialiste. Ce monde politique corrompu, parfois soutenu par une presse aimablement docile quand il s’agit de protéger la gauche, vient évidemment exacerber l’envie que peuvent avoir des électeurs de renverser la table. La spectaculaire percée de Marine Le Pen, y compris chez les jeunes, est le symptôme des frustrations accumulées par le peuple abandonné de ses élites, qui ne montrent d’intérêt que pour les nouvelles minorités ethniques et religieuses et leurs exigences de « visibilité ».

Les hommes politiques, de droite et de gauche, sont considérés par l’opinion rebelle comme collectivement responsables du déclin de la France. L’effondrement de la zone euro et la montée de l’euroscepticisme dans l’opinion sont quelques-unes des conséquences de ce monde construit cul par-dessus tête par une oligarchie isolée dans ses certitudes et ses raisonnements faux. Cette fin brutale dévoile l’incohérence des ambitions politiques construites sur du sable. Ce fut bien une insulte à la logique d’avoir créé une zone euro avec des partenaires aussi dissemblables que la Grèce et l’Allemagne, cigale et fourmis soudainement mises sur un pied d’égalité. Une surprenante méconnaissance des hommes et de l’âme humaine laissa croire également que les nations et les peuples allaient accepter de s’effacer derrière une Union européenne fédéraliste et souveraine, dirigée par des technocrates indifférents à l’histoire et à la géographie du Vieux continent. Ces erreurs de jugement des élites les condamnent devant l’opinion. D’autant qu’il suffit d’avoir en mémoire les moqueries et les insultes de la pensée officielle contre les « déclinistes », coupables d’être critiques devant l’optimisme obligé du médiatiquement correct, pour mesurer l’arrogance de ceux qui n’ont vu venir ni la récession, ni la rigueur, ni la dégradation des agences de notation, sans parler de la montée de l’islamisme, des avancées de la déculturation et des tensions communautaires qui annoncent le pire. Quand Nicolas Baverez décrit « La France qui tombe » dès 2003, il récolte les sarcasmes de ceux qui, commentateurs en vue ou hommes politiques « éclairés », pérorent encore aujourd’hui après s’être si souvent trompés.

Le problème est que la facture des impensés et des inconséquences est, à chaque fois, à supporter directement par le peuple lui-même. Or il n’a jamais eu son mot à dire sur les grandes options liant son avenir et qui se révèlent être de mauvais choix. En 2005, les « nonistes » sont 55 % à refuser de ratifier une constitution européenne qu’ils jugent éloignée des peuples et construite de bric et de broc. Ils lancent ainsi un message de prudence à leurs représentants, qui s’empressent de contourner ce vote prémonitoire pour faire ratifier le traité de Lisbonne par le parlement en 2007. Mais du peuple ou de ses représentants, l’histoire démontre que le premier avait vu juste. Or, non content d’avoir été abusé, de surcroit, par une propagande qui, hier encore, lui assurait notamment qu’un Etat ne pouvait tomber en faillite, ses aspirations à davantage de raison sont considérées comme autant de réflexes « populistes ». Ce qualificatif est revenu en boucle dans les mises en garde des dirigeants et des médias, à mesure que l’entêtement des faits venait briser leurs rêves et leurs promesses. Mais ce populisme qui effraye tant les pouvoirs établis n’est trop souvent que la voix indignée de citoyens qui exigent de leurs représentants qu’ils cessent enfin de penser de travers et qu’ils acceptent au moins de reconnaître leurs erreurs. Ce populisme-là s’annonce comme un acteur incontournable du nouveau monde qui vient.

C’est ce peuple irrité qui est appelé à s’affirmer en 2012, face à des élites dépassées par les événements. Quand le magazine américain Time désigne « Le manifestant » comme homme de l’année 2011, il vient rappeler que cette prise de pouvoir de la société civile est en réalité commune à la plupart des peuples, qui trouvent avec l’Internet le moyen technique de contourner les monopoles de la communication officielle et les pouvoirs en place. C’est le monde de la blogosphère qui met initialement en branle le fragile printemps arabe, récupéré depuis par les « islamistes modérés », et qui fait trembler, en Russie, le pouvoir de Vladimir Poutine et de Dmitri Medvedev. Un printemps français est-il pareillement envisageable ? Même si les libertés y sont évidemment mieux protégées qu’au Maghreb ou en Russie, il serait faux d’affirmer que la liberté d’expression s’y applique sans entraves et que l’oligarchie serait un mode de gouvernement inconnu. Le procès intenté par des organisations antiracistes au journaliste Eric Zemmour, poursuivi pour voir décrit brutalement la réalité des dealers, est venue rappeler le poids liberticide du politiquement correct, dont les internautes s’affranchissent sur la Toile, formidable espace d’une liberté retrouvée. Quant au rejet des partis et à la défiance des politiques, il est le résultat de leurs comportements de castes. Parmi toutes les crises qui s’accumulent durant cette années 2011, la crise de la démocratie n’est pas la moindre. Elle ne se résoudra qu’en allant toujours davantage vers le peuple lui-même, devenu le meilleur expert de ce qu’il vit.

Une chose est sure : les prétendus experts se sont durablement démonétisés. Cette année 2011 a ceci de réjouissant qu’elle prend plaisir à contredire les affirmations les plus péremptoires des esprits les mieux faits, pour donner le plus souvent raison à la France de la blogosphère et à ses jugements raisonnables. La France des réseaux sociaux a mis les politiques sous surveillance, comme l’ont fait à leur manière les agences de notation pour le triple A. Ces juges si disparates ont ceci en commun qu’ils ne se laissent pas impressionner par les discours politiques et qu’ils ne jugent avant tout que sur les actes et leurs efficacités face aux problèmes à résoudre. Quand le gouvernement martèle que deux plans d’économies suffiront bien face à la crise, avant de résoudre en annoncer un troisième et ainsi de suite, il illustre à sa manière la démonétisation d’une parole publique qui ne sait plus faire plier les réalités à sa guise. Quand les faussaires médiatisés assurent, parlant de l’islam en France, de l’inexistence d’une menace religieuse et d’un fort développement des mariages mixtes, ils sont immédiatement contredits par des enquêtes relevant l’inquiétante islamisation des cités, singulièrement chez les plus jeunes, et la progression des mariages endogamiques. Quand les belles âmes se précipitent à la suite du printemps arabe pour vanter l’évidente compatibilité de l’islam avec la démocratie et pour dénigrer la lubie d’un choc des civilisations, elles se retrouvent nez-à-nez, quelques mois plus tard, avec la percée d’« islamistes modérés », se réclamant de la charia et des Frères musulmans, c’est-à- dire d’un mouvement antioccidental.

Le déni du choc des civilisations est un bon exemple d’un endoctrinement avalisé par les médias « progressistes », idéologiquement incapables d’aborder le problème de l’islam autrement qu’en termes melliflus vantant la parfaite intégration des « 99,99 % des musulmans ». Il est significatif de constater que le livre du journaliste américain Christopher Caldwell paru en 2011 et annonçant « comment l’islam va transformer la France et l’Europe » (Une révolution sous nos yeux, Editions du Toucan) n’aura reçu aucun échos hormis quelques articles dans la très minoritaire presse conservatrice. Qu’écrit Caldwell, au terme de son enquête fouillée et précise ? « D’un bout à l’autre de l’Europe, on assiste à la croissance non seulement de sociétés parallèles, mais aussi de ‘’colonies ethniques’’ (…) Pour les enfants d’immigrés, la supériorité de la culture européenne – avec son atomisation, son consumérisme, sa libéralité sexuelle – sur celle de leurs parents ne va pas de soi. » Le journaliste parle de jeunes musulmans qui « se désassimilent », ce qui est assez simple, en effet, à vérifier en allant sur le terrain.

Mais ni le fait que près de 40 % des franco-tunisiens ont voté, en France, pour le parti islamiste Ennahda, ni la confiscation du printemps arabe par les frères musulmans, ni la charia appelée en référence « démocratique », ni la menace qui pèse sur les chrétiens d’Orient et plus généralement sur les chrétiens vivant en terres d’Islam, ni la véhémence anti-française de la Turquie de « l’islamiste modéré » Erdogan, ni la rupture de ce même pays avec Israël, enclos de l’Occident au Proche-Orient, ni la fracture identitaire qui sépare distinctement les communautés dans les cités d’immigration françaises, ni la multiplication des revendications et provocations islamiques qui s’y observent, ni les tensions urbaines qui se multiplient notamment en Seine-Saint-Denis et à Marseille, ne suffisent à instiller le doute dans l’esprit de ceux qui assurent que le choc des civilisations et des cultures est un fantasme alimenté par l’extrême-droite ou un racisme anti-arabe…

Pourtant les faits sont têtus. Et la parole des prestidigitateurs se dévalorise plus rapidement que l’euro. Ce que dévoile la fin de l’année 2011 est la raclée que reçoivent les idéologues, démentis à plate couture par les faits et lâchés par une opinion affolée par tant d’aveuglements volontaires et de mensonges. La révolution conservatrice, annoncée ici depuis des années, arrive comme un tsunami. Tout est à reconstruire et à repenser. Ce défi fait de 2012 l’an un de la renaissance espérée. Mais le moindre faux pas peut créer l’étincelle, tant le pays est à bout de nerf.

 Ivan RIOUFOL

préface

Publié dans IVAN RIOUFOL

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